La plume et l'épée

Frappent les mots et dansent les lames.

Depuis plusieurs jours, les bruits de danse et de chant ont cessés à la Kasbah du Sayid Al Chaïr. Ils ont été remplacés par ceux des lames qu'on aiguise et parfois, tard le soir, celui du cri déchirant d'un homme au supplice.

Hafiz regarde dans la cours en contrebas ses deux muharreb s'entrainer. La barbe a poussée, les traits sont tirés et dans ses yeux un panel abyssal d'expressions est à la lutte. Tristesse, colère, douleur, haine... démence.

La main crispée sur le pommeau d'un cimeterre dont la lame courbe a été tant aiguisée qu'elle trancherait même de la pierre, vêtue de mailles sous un tabar et sa capuche rabattue sur la tête il ne prête en réalité pas une grande attention aux joutes amicales de ses guerriers.

Si la vue est vers l'extérieur, son attention est-elle portée à l'introspection.

Il est finit le temps des jours insouciants et fait d'espiègleries. Il est finit le temps de l'inoffensif poète courtisant. Il n'a de cesse de s'entrainer, se rappelant l'époque où dans des cours de terres battus d'Alamut, sous l'ombre des dattiers aux fruits lourds, il y a de cela plus de vingt ans, de sévères maîtres d'armes aux muscles noueux lui apprenaient bottes et enchainement, coup d'estoc et de taille, danse et virevolte des dagues.

Et puis il y a la haine, la haine viscérale et déchirante poussant au massacre, à l'hécatombe, à la libation du guerrier sacrifié sur l'autel de Kain.

"Sayid Al Chaïr" le seigneur poète au milieu de son Oumah. D'une main la plume, de l'autre le sabre. Dualité parfaite de la psyché. L'esprit et le corps en un même mouvement.

C'est d'un pas lourd, accompagné du tintement des mailles qu'il descend les marches de la terrasse pour se mêler aux combattants. Là il échange des passes d'armes, finit souvent au sol, mais inlassablement recommence. Il s'améliore, se perfectionne, apprend à faire aussi mal par la lame que ce qu'il sait déjà faire par les mots.

Entre deux enchainements il pousse la porte à double battant de cèdre ornementé de la kas' pour entrer à l'intérieur. Il avance dans les odeurs enivrantes d'encens et de myrrhe mêlées marchant sur les tapis persans importés à travers les plans à prix d'or. D'une main gantée de cuir il écarte les cascades de perles puis, connaissant par cœur le trajet, passe les voiles et paravents qui le séparent de sa chambre.

Là il se laisse aller à s'alanguir fourbu sur les coussins d'arabesques et de damasquins.

Le rituel commence. Deux fioles de liquide, une épaisse seringue métallique, une cuillère de fer, un briquet d'amadou et une pipe en argent. Tout est là.

Le déroulement s'enchaine à merveille comme une mécanique d'horlogerie. Ne rien enfreindre, respecter chaque mouvements dans leur déroulement chronologique. Ainsi tout est à sa place et l'ordre existe dans le chaos. Ouvrir un des deux contenants et en boire une gorgée, le laudanum entre alors dans le corps et se mêlant au sang, grise les sens.
Planter fermement l'objet des piqures dans le second récipient, aspirer le fluide adoré et ne l'en sortir que dans le creux de la cuillère.
Passer la flamme du briquet sous le fer ondulé et attendre en surveillant. Si la patience est mère de sureté, elle est ici celle du drogué.
Le liquide finit toujours par bouillir, crépiter, crachoter, brunir et se solidifier en un résidu marron.
Verser le résultat de l'opération dans le creux de la pipe et l'allumer.

Le temps arrive alors de fumer, tirer à pleins poumon sur l'embout serré de l'objet.

Recracher des volutes odorantes qui montent en une danse de djinn, se laisser aller aux délices de l'opium, s'abandonner.

Et surtout, surtout, ne plus penser.